Il est sans doute déjà pénible, pour un écrivain, de voir son œuvre découpée en tranches, décortiquée, analysée et commentée, le fût-elle par le plus minutieux et talentueux critique. Songez alors à sa douleur quand l’exercice est réalisé avec la plus totale légèreté et dans l’urgence par un potache désinvolte.
C’est la cruelle expérience que fit Gustave Flaubert en intégrant bien malgré lui la composition d’un élève peu scrupuleux. Sous ses yeux impuissants, il y vit son nom se désagréger paragraphe après paragraphe, passant d’un Flauber encore acceptable à un Flober plus surprenant. C’est en définitive un Flobber incongru qui mit en évidence la métamorphose dont il était la victime - son gueuloir n’eût sans doute pas suffit à l’expression de son horreur. On était en train de le changer en une masse verte et gélatineuse, issue de la plus mercantile industrie cinématographique hollywoodienne : Le Flubber.
Personnages et décors de ses romans tout à coup vacillent sous le coup qu’on porte à leur créateur. Madame Bovary sent soudain Rodolphe, son amant, perdre de sa vigueur, se ramollir et prendre, sous la lumière blafarde d’une bougie, l’allure et la couleur d’un pudding anglais. Prise de panique, elle essaie de fuir mais ses bras impuissants s’enlisent dans le matelas devenu d’un coup aussi souple que pâte à pétrir. Une espèce de sirop de menthe suinte et dégouline le long des murs de la chambre, se répand ensuite sur le sol et forme enfin d’énormes flaques vertes. En voyant furtivement le reflet de son visage dans une psyché, Emma comprend qu’elle-même n’est pas épargnée par le mal qui affecte son entourage et que le grain de sa peau prend dangereusement la couleur des prairies de Yonville.
Tragédie identique dans la maison de Madame Aubain. Depuis des heures, la brave
Félicité, à genoux, frotte énergiquement le sol de la maison pour faire disparaître une épaisse couche de goudron verdâtre qui se forme à la surface du parquet, sous les invectives désespérées de la maîtresse de maison perchée sur une chaise pour ne pas salir le bas de sa robe de mousseline. La vieille servante, à bout de force, essaie en même temps de rattraper un tapis de grande valeur devenu vert et caoutchouteux. A côté du baromètre semblable désormais à une montre molle dalinienne, Loulou, le perroquet, a pris, sur son perchoir, l’aspect d’une énorme sucette de fête foraine.
La situation de Bouvard et Pécuchet est encore plus délicate, lesquels, après s’être donné l’accolade, se sont retrouvés liés l’un à l’autre, comme deux blocs de glaise qu’on aurait amalgamés. Les voici qui cherchent désespérément à redessiner l’épaule de l’un, la joue et le front de l’autre, en enfonçant le tranchant de leurs mains dans leur chair maintenant commune. Mais à trop triturer, mains et bras finissent par se fondre dans la masse verte et mielleuse que les deux personnages forment ensemble désormais.
De même, Salammbô s’enlise en beauté, divine et viride, sous les yeux d’un mâtho amolli et consterné.
Je n’ose plus à présent ouvrir L’Education sentimentale, craignant le pire pour l’inexpérimenté Frédéric Moreau…