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26 novembre 2007 1 26 /11 /novembre /2007 11:40

Après l'effacement involontaire d'une partie de la mémoire de mon Blog et de toute trace de moi sur la plate-forme d'Over-blog, je propose l'extrait d'un travail rédigé il y a quelques temps et traitant de l'oubli. A l'origine, cette phrase de Georges Perros d'une rare profondeur : « J'ai une excellente mémoire, je ne retiens presque rien. »

 

La mythologie grecque a symbolisé l’oubli par un cours d’eau sillonnant les enfers, le Léthé, dont les âmes défuntes buvaient l’eau afin d’effacer la mémoire de leur vie terrestre. C’est par l’entremise de l’oubli qu’une ligne de partage, une frontière bien nette, était dessinée entre le domaine des vivants et celui des morts. Selon une autre conception du mythe, qui sera celle de Platon notamment, c’est après avoir absorbé les eaux du Léthé qu’une âme se réincarnait, sans aucun souvenir d’une vie antérieure ni de l’autre monde, pour accomplir un nouveau parcours. Le Léthé, qui auparavant introduisait les âmes dans le domaine des morts, devenait de la sorte l’intermédiaire d’une renaissance. Comme l’a montré Jean-Pierre Vernant, la pensée grecque ne semble pas avoir tranché entre un oubli symbole de mort ou symbole de vie. Dans chacune des déclinaisons du mythe, toutefois, c’est toujours une coupure à laquelle procèdent les eaux, coupure entre deux mondes d’un côté, entre deux temps de l’autre. En coupant l’âme de son histoire antérieure, le Léthé l’isole et la rend à nouveau vierge.

Dans le même ordre d’idée, on peut relever que chez Homère, Ulysse est confronté à plusieurs reprises à des aliments, comme le lotos ou le népenthès, qui ont la vertu de faire oublier et qui pourraient épargner au héros les douleurs du retour en le coupant de son passé. C’est parce que les liens du souvenir le lient à sa terre natale qu’Ulysse ne peut recouvrer la tranquillité et souffre d'être loin de chez lui.

Harald Weinrich relève que la puissance symbolique du mythe tient également à la fluidité du fleuve et à la nature de l’eau. « Dans la douceur de l’écoulement perpétuel, ce sont les raides et durs contours de la réalité qui sont liquidés et se perdent par liquéfaction. » Bien loin de procéder à une coupure, l’oubli adoucit les angles, ne sépare pas définitivement mais érode progressivement pourrait-on dire. Il est vrai que l’expérience humaine à laquelle renvoie le mythe du Léthé confirme l’analogie. Les douleurs passées, même les plus vives, se perdent à mesure que le temps passe comme si leur aiguillon s’émoussait dans l’oubli. Bien loin d'être une lacune, l'oubli est ce qui permet à chacun d'avancer. Il est la condition nécessaire du bon usage de sa mémoire.

Dans un monde contemporain régi par le stockage de masse et où chacun a accès à une mémoire, "externalisée" pour reprendre l'expression de Michel Serres, universelle, unique et uniforme, aux capacités toujours plus vertigineuses, il devient difficile d'apprécier la douceur des eaux du Léthè. Pourtant, n'y a-t-il pas une joie à goûter l'éphémère de ce qui est voué à disparaître ?

 

On se rattrape comme on peut....

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8 octobre 2007 1 08 /10 /octobre /2007 23:30

Henri Michaux fut, au début de sa carrière, un voyageur bien particulier. Doté d'une santé très fragile (il avait des problèmes cardiaques), il n'a pas hésité à entreprendre des périples éprouvants dans les Andes ou en Asie, comme s'il recherchait volontairement des situations à la limite de l'irrémédiable. Dans Ecuador, journal de son voyage en Amérique du sud, il écrit par exemple :

Rends-toi, mon cœur.
Nous avons assez lutté,
Et que ma vie s'arrête,
On n'a pas été des lâches,
On a fait ce qu'on a pu.

Curieux personnage que ce Michaux qui, ne sachant pas encore s'il est victime de nausées ou d'une alerte cardiaque plus grave, se fend, dans son journal, d'un petit poème. Il y a chez lui un certain détachement face aux épreuves auxquelles il soumet son corps et qu'il consigne dans ses ouvrages. Bien plus, ce sont ces nouveaux états physiques et psychiques qu'il va rechercher comme principe de sa poésie. La fatigue, notamment, sera pour lui à l'origine de nombreux textes. Cette façon de procéder ne le quittera pas tout au long de sa carrière. Plus que tout autre écrivain, Michaux a lié des états de son corps et de son esprit à sa production littéraire. Il a été l'explorateur de nouveaux espaces, certes, mais celui qu'il privilégie avant tout est cet espace du dedans qui tient à la fois de l'intime et de l'étranger.

Il n'est alors pas étonnant de voir Michaux très attiré par les drogues hallucinogènes, frénétiquement dépaysantes, qu'il expérimente d'une façon toute personnelle, à en croire la description qu'il donne de son hygiène de vie : « je suis plutôt du type buveur d'eau. Jamais d'alcool. Pas d'excitants, et depuis des années pas de café, pas de tabac, pas de thé. De loin en loin du vin, et peu. Depuis toujours, et de tout ce qui se prend, peu. Prendre et s'abstenir. Surtout s'abstenir. La fatigue est ma drogue, si l'on veut savoir. » Ses prises de mescaline laisseront toutefois en lui des traces inoubliables qu'il recueillera dans deux ouvrages : L'infini turbulent et Misérable miracle.

Ces textes se présentent comme des confrontations à un nouvel espace, à une terre inconnue née d'une intoxication. Des mots aux dessins, on retrouve des éléments habituels des carnets de route de voyageurs désireux de garder une trace de ce qui s'est donné à voir, au fil de leurs errances. Cependant, en remarquant que « c'est avec ses terribles secousses que la mescaline faisait son spectacle », Michaux lie ce nouvel univers à son propre vécu, à sa propre constitution. Son récit prend alors l'aspect d'un examen attentif des fluctuations de l'identité, au coeur de l'hallucination. Le monde nouveau abordé implique d'une manière si forte le sujet qu'il en devient indissociable. L' « ailleurs » exploré retrouve le « moi » et s'y confond.

Michaux parle souvent d'un spectacle mescalinien. Cette expression ramènerait l'expérience à la confrontation d'un observateur face à un objet. Les hallucinations ne s'arrêtent toutefois pas là où commence la sphère du sujet. La conscience de soi est elle-même remise en question en cours d'intoxication et l'image du corps se désagrège complètement. Il suffit de lire ces quelques lignes de L'infini turbulent pour comprendre combien est puissante l'action de cette drogue :

On est devenu sensible à de très, très fines variations (sanguines? cellulaires? moléculaires?), à d'infimes fluctuations (de la conscience? de la cénesthésie?) que, pour mieux observer, on est du reste peut-être simultanément occupé à visualiser. Mais d'abord on a perdu pied. On a perdu la conscience de ses points d'appui, de ses membres et organes, et des régions de son corps, lequel ne compte plus, fluide au milieu de fluides. On a perdu sa demeure. On est devenu excentrique à soi.

Sans se prononcer d'une manière définitive sur leur origine, Michaux n'attribue pas aux visions une génération ex nihilo mais voit en elles une transposition imagée des variations du métabolisme. Mais, en amenant la sensibilité au seuil du « moléculaire », Michaux ne perçoit plus à une échelle somatique. Les fluctuations ressenties n'achèvent pas de se diviser en zones toujours plus infimes. La surface du corps ne s'érige plus en barrière stable entre un dehors et un dedans ; les sensations ne traversent plus le moi-corporel mais le moi détaché de tout corps suit les sensations et les infimes variations dans leurs mouvements propres, en se réduisant à elles. Cette absence de synthèse chez le sujet eHenri-Michaux-mesc-copie-1.jpegntraîne une faillite du sentiment d'identité. Dans le passage cité, le pronom « on » est donc moins une généralisation qui rassemble une constellation de «je » que la marque d'une dissolution du moi et d'un effacement progressif de toute identité. Michaux a tenté d'écrire dans cet état second. Son geste prend alors une importance capitale car toutes les secousses qu'il peut ressentir dans l'intoxication transparaissent dans un alphabet qui se désagrège, se disloque ou se tend, comme s'il était tantôt friable, tantôt élastique. A mesure que le tracé s'écarte de l'écriture habituelle, le texte perd en lisibilité mais gagne en sensibilité et exprime alors plus que ce qu'il ne « dit ». Le corps devient le médiateur des vibrations si propres à la mescaline ou plutôt tend à ne se réduire qu'à ces vibrations mêmes, dans un tout indéfinissable.

Mais Michaux fera un « voyage » de trop, terrifiant au point d'avoir failli lui être fatal et qu'il qualifie de véritable expérience de la folie. A la suite d'une erreur qui l'amène à prendre six fois la dose habituelle de mescaline, la dernière exploration racontée dans Misérable miracle se déroule dans un autre champ que les autres. Les perturbations deviennent avant tout psychiques tandis que le monde physique se réorganise autour du sujet.

La mescaline se révèle être alors une terrible machinerie qui broie, déchiquette et torpille les idées « destructibles, maniables, désintégrables », du malheureux Michaux. Toutes ses certitudes sont « dilacérées comme une chair. » Les verbes exprimant des actions destructrices deviennent omniprésents et la mescaline devient un «ça» dont il subit l'action qui menace de le rompre : « je me trouve dans le chemin par où ça passe » et « ça continuait à gagner sur moi ». Tout se joue à la limite où se rencontrent le « soi » et la mescaline. Dans les pages de la folie, seule semble n'exister que l'action destructrice de la drogue.

Les ouvrages de Michaux au sujet des hallucinogènes ne se limitent donc pas à un simple compte-rendu d'expériences. Ils mettent avant tout en question le rapport de l'homme au monde, en allant au-delà des évidences. Ils questionnent aussi le lien du poète à sa langue, à sa parole, à sa voix. Il est difficile de ressortir indifférent de leur lecture car les descriptions d'hallucinations incluent nécessairement le procès de notre propre réalité...

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7 octobre 2007 7 07 /10 /octobre /2007 23:19

Raymond Queneau fut un fabuliste affable dont l’amour de la langue était immense, peut-être sans équivalent dans la littérature du XXème siècle. Il s’est intéressé à toutes les formes de la langue, des plus anciennes au plus récentes ; pour ses récits ou ses poèmes s'inspirant autant de l’argot parisien que de la prose des grands auteurs. Queneau fut un grand rassembleur.

S’il est reconnu aujourd’hui comme un maître de la trouvaille verbale, on ne peut oublier qu’il fut aussi un philosophe averti, un scientifique hors pair, n’ignorant rien des mathématiques et de la physique de son temps, comme en témoigne, par exemple, sa magnifique Cosmogonie portative. Il fut, en un mot, un véritable humaniste et ce n’est sans doute pas un hasard si on lui attribua la fonction de directeur de L’encyclopédie de la Pléiade.

Raymond Queneau est resté un auteur discret, toujours en marge du grand tapage littéraire de son temps, poursuivant seul son petit bonhomme de chemin. Mais il n’a cessé d’avancer masqué, de crypter ses œuvres, d’y dissimuler des allusions, de jouer avec la polysémie des mots : tours de passe-passe que seul un lecteur initié et complice verrait apparaître. A cet égard, il postulait lui-même que toute création artistique exemplaire devait avoir la forme d’un oignon, être constituée de plusieurs couches et favoriser autant une lecture récréative qu’une lecture attentive et érudite.

Dans ce billet, je voudrais peler l’oignon quennien, montrer comment l’on remonte de son écorce jusqu’à son centre ou jusqu'à sa substantifique moelle (pour reprendre une métaphore plus ancienne évoquant au fond la même esthétique). Pour ce faire, je partirai de l’exemple d’un personnage incongrûment nommé Bébé Toutout présent dans deux romans de l’auteur : Le Chiendent, d’abord, écrit en 1933 puis Les enfants du Limon paru cinq années plus tard.

 

Figure marginale dans les deux récits, Bébé Toutout est un étrange individu, une espèce de nain barbu parasite qui s’incruste chez les protagonistes du roman, occupe leur salle à manger ou leur chambre à coucher, les insulte constamment et dont personne n’ose se débarrasser. Même s’il arrive régulièrement que les victimes de son intrusion malhonnête le maltraitent, le nain reste imperturbablement rivé à la demeure qu’il a choisie : il est au fond semblable à de la mauvaise herbe. Voici un rapide portrait du personnage :

Bébé Toutou né à sept mois
N’était pas plus gros qu’un ptit pois
Jamais plus grand il ne devint
[…]
S’il est devenu parasite
Et méchant jusqu’au bout des doigts
Ce n’était pas dans sa nature
Mais le malheur lui fit visite
Et plus jamais ne le quitta.
1

  S’il est très secondaire dans les deux romans cités, Bébé Toutout présente une parenté évidente avec la plante éponyme du premier roman de Queneau, envahissante et parfois synonyme d’ennui. Ne négligeons donc surtout pas ce fait et explorons minutieusement nom et titre en faisant d’abord du Chiendent le composé d’un chien et d’une dent.
Il y a un premier rapport entre le chien et le nom de toutout qu’il n’est pas nécessaire de commenter. Nous sommes là à la périphérie de l’oignon : poursuivons. Les choses deviennent plus intéressantes si l’on s’attarde sur un court extrait des Enfants du limon où un dénommé Chambernac, qui mène une enquête sur les fous littéraires (ce fut aussi la première entreprise de Queneau), présente le propos délirant de l’un de ses sujets d’étude :

 

 Et maintenant ne puis-je pas dire, sans crainte d’être taxé de monomanie systématique, que ce grand Tho-Th à qui la plus grande antiquité égyptienne attribue une tête de chien, tandis qu’elle figure la constellation du grand-chien par les signes sacrés T-T, se prononçant Thau-Thau, n’est autre que le grand toutou (Tou-tou) du ciel ? […]Montrerai-je des Chiens dans ces quens ou comtes des anciennes provinces françaises où le mot chien se prononçait Quen, ken […]2


 

 Comme on le voit apparaître dans cet extrait, un troisième individu s’immisce dans la discussion : Queneau lui-même, dont la racine nominale évoque le chien, Quenot dans le parler normand. L’auteur était très fier, semble-t-il, de cette origine nominale. Il fera même de l’animal une sorte de totem par adoption, n’hésitant pas à intituler son autobiographie en vers Chêne et Chien.
Autre part dans son œuvre, Queneau élabore une anagramme de son nom en référence encore une fois à l'animal. Les quatorze lettres de ses nom et prénom mises dans un ordre différent donnent en effet Ma queue dyra non. Du point de vue canin, l’appendice caudal s’agitant comme un index marquant le refus est un signe de joie. Et cet enthousiasme conviendrait parfaitement au ton joyeux des romans de l’auteur. 
D’un point de vue humain, en revanche, l’énoncé prend un autre sens, plus pathologique et douloureux, en évoquant l’impuissance sexuelle. La problématique n’est d’ailleurs pas absente de l'œuvre poétique de Queneau comme en témoignent les deux passages suivants tirés de Chêne et chien :

Je suis incapable de travailler
Bref dans notre société
je suis un désadapté inadapté
Né-
Vrosé
Un impuissant
3

Ou encore :

 Je reconnais l’affreux soleil
Féminin qui se putréfie
Je reconnais là mon enfance,
Mon enfance encore et toujours,
Source infectée, roue souillée,
Tête coupée, femme méchante,
Méduse qui tires la langue,

C’est donc toi qui m’aurais châtré4

A ce stade de l’analyse, nous comprenons donc que derrière les situations comiques du Chiendent, se cachent des failles et des troubles qui ont pu être douloureux pour l’auteur, des souffrances cachées qu’il n’évoquera que plus tard, après une longue et pénible psychanalyse, dont Chêne et Chien sera un poétique et fidèle compte rendu.

Quel lien établir maintenant entre la dent et le prénom saugrenu de bébé ?Remarquons d’abord que les dents du nain parasite sont évoquées dans le Chiendent. Elles sont une arme dont il se sert habilement :

Je suis resté comme ça plus d’un an chez une vieille dame très bien, la baronne du Poil. J’avais la belle vie ; champagne à tous les repas, l’auto à discrétion et tout et tout. Il suffisait que je grince des dents comme ça (il grince) pour qu’elle me donne tout ce que je voulais.5

Nous resterions à la périphérie de l’oignon en nous contentant de cette remarque. Forts des considérations précédentes, nous pouvons établir une nouvelle relation entre le nom de Queneau, le titre du roman et le personnage de Bébé Toutout. Les premières dents qui percent chez le bébé ne s’appellent-elles pas, en effet, des Quenottes6 ?
Chiendent
, Quenot, Quenottes : le titre du roman n’est au fond qu’une double répétition du nom de l’auteur et Bébé Toutout, ce personnage si méprisable et méprisé, son avatar au cœur du texte, comme si, derrière cette fiction, il ne pouvait jamais être question d’autre chose que de l’auteur.

Etonnant écrivain que Raymond Queneau, déguisé, tel un clown triste, dans ses premiers romans, et s’y attribuant le rôle le plus vil et le plus misérable.

Pour terminer, il est un autre terme de la langue français présent dans Le chiendent qui confortera le bien-fondé de notre analyse : les croquenots qui désignent de gros souliers. (Le Petit Robert en donne pour synonyme écrase-merde : je vous laisserai vous forger votre propre interprétation plus tard.) En jouant avec les sons (crocs/queneau), voilàtipas que nous retombons sur le Chiendent.

Ce passage où il est question de chaussures résume parfaitement la vision de l’écriture de Queneau et la position que devraient adopter ses lecteurs :

Tout se qui se présente se déguise. Ainsi, par exemple la chaussure droite du type qui se trouve en face de moi. Bien sûr, elle paraît chausser son pied. Mais peut-être a-t elle quelque autre sens. D’une façon élémentaire, ça peut être une boîte ; il y a de la coco cachée dans le talon. Ou bien ça peut être un instrument de musique, ça pourrait faire un numéro de music-hall ; ou bien encore qu’elle est comestible, c’est peut-être un Meussieu prudent qui craint de se trouver sans ressources alors, il mangera ses croquenots7( Je souligne )

En résumé, l’attitude d’un lecteur doit être faite de méfiance à l’égard des termes. Le lecteur doit avoir une position d’enquêteur (la coco dans le talon) ; mais aussi une position de mélomane, attentif au sonorités des mots (l’instrument de musique) ; enfin être bègue (manger ses croquenots comme on mange des syllabes) sans doute de la façon dont Deleuze l’entendait. Car seul le bègue qui butte sur les mots prend conscience de leur matérialité et découvre la vraie nature du littéraire…

Queneau.gif

Je ne peux m’empêcher de mettre Queneau en opposition avec bon nombre d’écrivains de notre temps, dont l’ego boursouflé s’exhibe ouvertement et sans aucune verve au fil de pages insignifiantes, sans jamais atteindre le dixième de la profondeur de l’auteur de Zazie dans le métro.

 


 

1. R. Queneau, Les enfants du limon, Gallimard, 1938, p.39

 

2. Les enfants du limon, p.186

3. R. Queneau, Chêne et chien, Poésie/Gallimard, Paris, 1952, p.64

4. Ibid., p.72

5.  R. Queneau, Le chiendent, Gallimard, Paris, 1933 p.346-347

6. Il me semble que c’est le critique Marcellin Pleynet qui fait ce rapprochement dans l’un de ses ouvrages.

7. Le Chiendent, p.326

 

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25 septembre 2007 2 25 /09 /septembre /2007 22:34

« Vivre dans une carapace, autrement dit avoir ses os autour de soi, quel changement radical cela ce doit être dans la façon de comprendre la vie ! » Telle est la façon dont un personnage de Raymond Queneau analyse le singulier destin du homard, contraint de vivre dans l’« osscurité ». Eric Chevillard s’adonnant lui aussi à l’ostéologie déplore : « Ça coince un peu partout, il faut le reconnaître. Plus mort que vif est le corps en croix cloué à son squelette. »2 Les deux choix opérés par le vivant au cours de l’évolution, carapace ou squelette, se rejoignent malgré leur diversité ; si le dedans de l’un devient le dehors de l’autre, une organisation commune lie crustacés et vertébrés. Le squelette, charpente invisible, qui immobilise le corps, dans l’exemple de Chevillard, joue le même rôle que la carapace qui emprisonne les chairs molles, chez Queneau. Derrière ces anatomies opposées, subsiste une même réalité qui transgresse la barrière des genres. Le « corps » de Chevillard, qui équivaut au « soi » dans la formule de Queneau, souffre d’être en contact avec l’élément solide qui lui donne une forme. Dans un cas comme dans l’autre, le corps s’accommode autant qu’il le peut de son ossature, s’y adapte ou s’y fond. Ce que Chevillard nomme « corps » et Queneau « soi » ne coïncident pas, par conséquent, avec l’aspect extérieur. Mou et informe par nature, le corps semble être ce qui, pour revêtir une apparence, entre en contact avec un élément solide.
Ce parallèle entre l’être humain et l’être homard met en lumière la singularité de Crab, personnage ambivalent dont le nom rappelle un crustacé mais dont les actions et les pensées s’apparentent à celles d’un homme. Il explique également les tiraillements de notre homme, le héros des Absences du Capitaine Cook, dont l’étrange ossature est évoquée à plusieurs reprises. Si son nom ne peut être rapproché de celui d’un crustacé, ses membres, amputés avant d’apparaître à nouveau dans le texte, rappellent les pinces que le crabe abandonne à un adversaire trop puissant avant que n’en repoussent de nouvelles.
Les personnages de Chevillard se partagent constamment entre le flasque et le rigide. S’ils aspirent à davantage de mollesse et de souplesse, ils sont guettés par la calcification et une entière pétrification, à l’image de Crab qui « ne cache pas son intention d’opter pour (l’) état (de gastéropode) » 3 mais qui « - il n’est de douleur plus atroce pour une statue - court le risque d’être pulvérisé par le gel. » 4 Dans le conflit de ces deux états physiques opposés, apparaissent au grand jour et à la surface du corps les aspects obscurs de sa genèse utérine et de sa dégradation souterraine : la souplesse de l’embryon d’un côté et la rigidité du fossile de l’autre.

 


 

[1] Raymond Queneau, Saint Glinglin, Paris, l’imaginaire Gallimard, 1975, p.17
[2]
Eric Chevillard, Les Absences du capitaine Cook, Paris, Les Editions de Minuit, 2001, p.28

[3] Eric Chevillard, La Nébuleuse du crabe, Paris, Les Editions de Minuit, 1993, p.112
[4]
Eric Chevillard,
Un Fantôme, Paris, Les Editions de Minuit, 1995,  p.151

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Où il sera question de l'ouragan qui fait battre des ailes un papillon à l'autre bout du monde et de l'huître qui fait une perle du grain de sable dans l'engrenage ...

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