Les doigts crispés ricochant nerveusement sur le clavier de son piano, Keith Jarrett gigote, grimace,
sautille, souligne d’une voix nasillarde ses lignes mélodiques, balance la tête à gauche, à droite, se contorsionne, se tend, puis se relâche. Il paraît littéralement submergé dans sa chair par
la musique qu’il engendre et qui le traverse, semble en subir autant la caresse que les décharges. Il joue comme si toutes les inflexions de ses improvisations devaient laisser nécessairement une
empreinte physique et vécue.
Ou bien n’est-ce là qu’un festival de simagrées et d'esbroufe ?
Qu’importe. La musique de Jarrett parle d’elle-même. Si l’on peut être gêné par les couinements incessants du musicien et qu’on ne peut s’empêcher de sourire en l’entendant gémir, on ne ressort
pas indemne de l’écoute de ses spectaculaires improvisations solitaires.
Car durant ses concerts, Keith Jarret ne s’avère pas être seulement un interprète de génie mais un créateur en prise directe sur son imaginaire et sa musique intérieure. C'est cette expérience
mystérieuse qu’il donne à partager à ses auditeurs et c'est ce qui rend aussi ce musicien si singulier.
Difficile d’imaginer que cet homme un peu dégingandé s’approchant du piano d’une démarche peu sûre va engendrer la musique la plus saisissante et bouleversante qui soit. Epaisses lunettes en corne noire, cheveux coupés courts et gominés, Bill Evans a l’allure d’un honnête professeur. Mais derrière cette façade proprette, subsistent des failles et un mal-être prégnant, qui amèneront le musicien à mourir à l’âge de cinquante ans seulement, le corps ravagé par les excès de drogues.
Devant son piano, la tête inclinée, la nuque presque à l’équerre, le corps immobile, il joue comme s’il cherchait à tout prix à se mettre en retrait et laissait la musique parler pour lui. Ses doigts ne paraissent qu’effleurer le clavier. Et ce sont des frissons de mélancolie qui naissent de ce toucher.
Empreinte des excès de tabac et d’alcool, la voix rauque et ravagée de Tom Waits a une force et une profondeur inégalables. Les mots de Coney Island Baby changent littéralement de sens lorsque ils émanent de la gorge du chanteur américain. Ils acquièrent une dimension organique qui les rend plus fragiles et donc forcément plus précieux. She’s a rose, she’s a pearl, she’s the spin of my world. En d’autres incarnations ce vers passerait pour de la guimauve mais Tom Waits lui confère une couleur poétique élémentaire et fondamentale.
Si les voix et les ambiances à la Tom Waits vous plaisent, je ne peux que vous inviter à vous reposer un instant sur la sublime herbe tendre de Serge Gainsbourg et Michel Simon. Soyez attentif à l’instant quasi subliminal où un verre tinte puis est rempli, étincelle nécessaire à la création de l’atmosphère éthylique de la chanson…