Texte inspiré par la condition humaine de René Magritte.
La vue sur le grand chêne était pittoresque, le soleil au beau fixe et Monsieur Flegm se sentait l’âme d’un peintre. Après le déjeuner, il posa toile et chevalet près de la fenêtre du salon, sortit crayons, huiles et pinceaux et traça, à la mine de plomb, une ligne d’horizon et deux points de fuite.
Il pressentit, en voyant en face de lui les champs de tournesols et de coquelicots, que ses restes de peintures jaune et rouge ne suffiraient pas. Il appela ses gens, il était hors de question d’entreprendre une œuvre qui resterait inachevée faute de couleurs : ces coquelicots et ces tournesols fourniraient suffisamment de matière pour concocter de nouvelles huiles.
On arracha alors toutes les fleurs du champ ; en cuisine, on fit bouillir leurs pétales dans de grandes cuves ; on filtra le tout et, après quelques tours de chimie, on obtint des pigments d’assez bonne facture. Aussi, les graines oléagineuses des tournesols produisirent un liant de première qualité.
En regardant à nouveau attentivement le paysage, Monsieur Flegm se rendit compte que c’était désormais la verdure qui dominait et qu’à nouveau, la peinture ferait défaut. Il fit venir ses jardiniers pour qu’ils concassent l’herbe grasse dans des mortiers, jusqu’à l’avoir réduite en une poudre fine. Mêlée à l’huile de tournesol, elle fournirait une peinture verte sans doute très respectable.
Malgré ses efforts et de nombreux mélanges, Monsieur Flegm n’arrivait pas à rendre sur sa palette la teinte véritable de l’étendue de terre qu’il avait en face de lui. Excédé, il fit venir l’intendant. Il n’y avait qu’à se fournir à la source ! On rassembla pelles et pioches et le ballet des camions à bennes commença. On aurait désormais une peinture brune fidèle à la réalité et qui plus est en suffisance.
Mais le papier vint à manquer, qui devait servir aux études préparatoires du grand chêne. Qu’importe ! Monsieur Flegm fit abattre l’arbre. Après avoir ôté l’écorce, on récupéra les fibres de l’aubier, qu’on fit bouillir dans les cuves à peine nettoyées. On put ainsi confectionner une pâte à papier, dont on tira de très bonnes feuilles à dessin.
Mécontent d’un premier jet sur toile, Monsieur Flegm décida de reprendre à zéro, même s’il lui manquait à présent un support. Par un heureux hasard, dans la région, on s’activait à la récolte du lin. Monsieur Flegm acheta tous les stocks disponibles et se fit tisser de nouvelles toiles. Pour construire le châssis de celles-ci, on coupa encore quelques jeunes arbres de la propriété.
Au même moment, des géologues annonçaient la découverte de gisements de potasse et de fer au cœur de la colline avoisinante. De parfaits pigments ! Il manquait justement à Monsieur Flegm, pour son ciel, un bleu digne de ce nom ! Afin d’en extraire les précieux minerais, de puissantes excavatrices éventrèrent et rasèrent la colline. Excellent ! C’était à l’horizon une plus vaste étendue de ciel et, sur sa toile, une plus grande plage libre pour le bleu de Prusse qu’on lui concoctait. Mais les fumées des machines et la poussière qu’elles soulevaient assombrissaient le ciel, si bien que Monsieur Flegm, toujours attelé à sa toile, commença à manquer de noir. Il décida encore une fois de sonder le sous-sol de sa propriété pour trouver de nouveaux pigments. Lorsqu’on lui annonça qu’un gisement de pétrole avait été découvert, il fut soulagé d’avoir désormais à sa disposition la couleur qui rendrait parfaitement l’atmosphère du lieu. On installa alors de grandes tours de forage.
Puis, Monsieur Flegm se lassa, se dit qu’après tout il n’avait pas le talent d’un Magritte. Tous ses efforts resteraient vains. Mais il ne désespérait pas de mettre à profit ses talents d’artiste. Il prit une plume, une feuille de papier et traça ces premiers mots :
Le cadre est pittoresque, le soleil au beau fixe et je me sens l’âme d’un poète. Après le déjeuner, j’ai posé une feuille de papier près de la fenêtre de ma chambre …